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Pour me rendre au Trinity College, où je devais retrouver Christian, il me fallait traverser Temple Bar District.
En chemin, je croisai l’inspecteur Jayne. Avec deux autres gardai, il tentait d’interrompre une querelle entre des buveurs que l’alcool rendait agressifs. Il me jeta un regard courroucé, façon de me signifier qu’il ne m’oubliait pas et recherchait toujours l’assassin de son beau-frère. Je n’en doutais pas, je n’allais pas tarder à le revoir. Je ne le blâmais pas. Moi aussi, je traquais un meurtrier ; je savais ce qu’il ressentait. Le seul problème, c’était qu’il se trompait de coupable. Pas moi.
On aurait pu croire qu’après tout ce que j’avais vécu, j’aurais développé une phobie de la nuit, mais ce n’était pas le cas. La nuit n’est que l’autre face du jour. Ce n’était pas l’obscurité qui m’effrayait, c’étaient les spectres qui la hantaient, mais je les attendais de pied ferme.
Je possédais une lance à laquelle les Traqueurs ne voulaient pas se frotter. Je portais à l’arrière du crâne un tatouage que Barrons pourrait utiliser pour me localiser dès que cela lui chanterait, où que je sois. Si j’étais transférée en Faery, il y avait de fortes chances pour que la nouvelle de mon arrivée parvînt aux oreilles de V’lane à la vitesse de l’éclair, portée par de rapides vents faës, et je savais que le prince seelie me voulait vivante. J’avais peut-être de puissants ennemis, mais j’avais aussi de puissants protecteurs. Enfin, il y avait Ryodan – un homme capable de survivre à une lutte contre Barrons ! – que je n’avais qu’à appeler si celui-ci ne répondait pas. En dernier ressort, il me restait SVEETDM. Si j’en jugeais par ce que je connaissais de Barrons, nul doute que celui-là aussi ferait un allié de choc.
Et si les choses tournaient vraiment très mal, je n’aurais qu’à mordre dans le premier Unseelie venu au lieu de le tuer, et à mâcher.
À propos d’Unseelie, ils grouillaient littéralement dans le quartier branché de Dublin, ce soir. Toutefois, je refusai de m’intéresser à eux. Je ne voulais voir que les humains.
Ceux-ci étaient les miens.
J’avais maintenant une meilleure idée de ma mission. Ma sœur m’avait chargée de retrouver le Sinsar Dubh, mais je savais à présent que jamais Alina n’avait pensé que le combat s’arrêterait là. J’avais interprété son dernier message d’un point de vue égoïste et réducteur.
« Tout en dépendra, tu m’entends ? m’avait-elle dit. Il ne faut pas le leur laisser ! Nous devons mettre la main dessus avant eux. »
À force de me répéter son appel au secours, je le connaissais par cœur. Si nous devions trouver le Livre Noir avant les autres, c’était pour en faire quelque chose. Quoi, je n’en avais aucune idée, mais, je n’en doutais pas, ma mission serait loin d’être accomplie lorsque j’aurais mis la main dessus.
Question : dans quelle mesure le fait d’être l’une des rares personnes capables de régler un problème fait-il de vous le responsable de sa résolution ?
Réponse : c’est la façon dont vous répondez à cette question qui vous définit.
Je traversai la foule bruyante et animée dans ma robe rose et or, mes mèches aux reflets de jais dansant sur mes épaules, mes yeux brillants de plaisir, regardant autour de moi avec curiosité, humant les senteurs avec appétit, m’étourdissant de l’ambiance musicale. J’avais retrouvé toute mon énergie. Jamais je ne m’étais sentie aussi vivante, aussi proche de toute cette humanité joyeuse qui m’entourait. Je décidai de m’arrêter sur le chemin du retour dans un café Internet ouvert toute la nuit pour m’imprégner de l’atmosphère nocturne de la ville et télécharger quelques nouveaux morceaux pour mon iPod. Maintenant que je touchais un salaire, j’avais le droit de dépenser un peu d’argent.
Moi qui venais d’échapper à la mort, je m’enivrais du bonheur d’être en vie, quel que soit l’état catastrophique du monde, quel que soit le gâchis de mon existence.
Je croisais les regards avec intérêt, ravie de découvrir tant de visages nouveaux. Je souriais, et je récoltais plus d’une marque d’attention en retour, ainsi que quelques sifflements admiratifs. Parfois, les petits plaisirs sont les plus doux.
Tout en marchant, je me représentai mentalement l’état de mon échiquier. Mallucé était définitivement hors jeu, tour noire décapitée gisant sur le bord du plateau. Derek O’Bannion avait pris sa place dans l’ombre du Haut Seigneur, qui régnait en maître sur le camp des ténèbres.
J’espérais toujours garder Rowena avec moi, du côté de la lumière, et je comptais sur Christian MacKeltar pour trouver sa place dans le jeu. Un peu de renfort ne serait pas de trop, car malgré ses vantardises, Dani faisait probablement une médiocre guerrière.
Barrons ? Je me demandais parfois si ce n’était pas lui qui avait forgé ce maudit échiquier et lancé la partie…
Je n’étais plus qu’à trois pas du Trinity College, dans une petite rue que j’avais empruntée pour raccourcir mon chemin, lorsque cela arriva.
Je me pris soudain la tête entre les mains et poussai un gémissement.
— Non ! hurlai-je. Pas maintenant ! Non !
Je tentai de revenir sur mes pas pour m’arracher à la souffrance, en vain. Mes pieds étaient soudain de plomb.
Sous mon crâne, la douleur devint rapidement insoutenable. J’entourai mon visage de mes bras en un réflexe de protection dérisoire.
Il n’existe rien de comparable au supplice que me fait endurer le Sinsar Dubh. Je rentrai ma tête entre mes épaules, car avant quelques secondes, je serais sur le pavé, roulée en boule, tremblant de tous mes membres. Puis je perdrais conscience, et je serais à la merci de tout ce qui rôde dans la nuit.
La pression s’éleva brutalement, et alors que j’étais persuadée que le sommet de ma tête allait exploser, projetant des éclats d’os sur le trottoir, un millier de pics à glace chauffés à blanc me perforèrent le crâne, apaisant la tension… qui fut aussitôt remplacée par une véritable fournaise, un enfer de flammes et de braises.
— Non ! gémis-je en vacillant. Par pitié… Non !
Les pics à glace s’étaient mis à pivoter sur eux-mêmes tels des tournebroches ébréchés portés à incandescence. Dans un cri silencieux, je m’effondrai à genoux sur le trottoir, avant de tomber à plat ventre dans la rigole puante. Adieu, le rose et l’or… Une rafale polaire s’engouffra soudain dans la ruelle, me glaçant jusqu’aux os. De vieux journaux roulèrent comme des fétus de paille humide par-dessus les cadavres de bouteilles, les vieux emballages et les gobelets de plastique qui jonchaient le sol.
Je griffai le sol de mes ongles, dont les extrémités déchiquetées se coincèrent entre les rainures des pavés.
Au prix d’un effort surhumain, je redressai la tête. La rue était vide. Un vent noir et glacial avait chassé la foule, me laissant seule… avec eux.
Muette d’horreur, j’observai le spectacle qui se déployait devant mes yeux.
Après ce qui me parut durer une éternité, la souffrance commença à refluer. Le souffle court, encore tout endolorie, je sortis mon menton de la rigole qui charriait une eau grasse.
Encore quelques minutes, et je réussis à ramper hors du caniveau… avant d’être secouée par une violente nausée.
Je savais à présent où se trouvait le Sinsar Dubh.
Je savais également qui le déplaçait à travers la ville.
Cependant, si ahurissante que fût cette révélation, j’avais un autre sujet de préoccupation.
J’étais passée à moins de cinquante mètres du Livre Noir, c’est-à-dire bien plus près que je ne l’avais jamais été, je l’avais vu de mes yeux… et je n’avais pas perdu connaissance.
« Si l’on affaiblit son contraire, avait dit Barrons, ne perdra-t-il pas un peu de sa puissance ? »
Le Sinsar Dubh existait depuis plus d’un million d’années. Même si, comme me l’avait expliqué Barrons, les reliques faës subissaient une subtile métamorphose au fil du temps, j’étais à peu près certaine que le Livre Noir ne changerait pas en bien. En vérité, j’étais même persuadée qu’il ne cesserait jamais de devenir plus maléfique.
Auparavant, il m’avait repoussée avec une telle violence que j’avais perdu connaissance en quelques secondes. Ce soir, j’étais restée consciente tout le temps, alors que je ne m’étais jamais trouvée aussi près de lui. Je ne voyais à ce phénomène qu’une explication.
Ce n’était pas le Pilier des Ténèbres qui avait changé.
C’était moi.
Fin du tome 2